JARDIN D'EDEN Berchigranges, une carrière de granit transformée en jardin dans les Vosges

Les bâtiments de la graniterie n'étaient plus que ruines. La neige s'y infiltrait ; le chaos des carrières offrait le paysage fantasmagorique que l'on peut imaginer. Les granitiers, ayant exploité celle-ci pendant 15 ans, puis l'ayant abandonnée à la suite de la chute des cours du granit concurrencé par celui du Brésil, n'ont rien trouvé de mieux que de planter 5000 épicéas avant de partir, ce qui se faisait beaucoup à l'époque. Le paysage de la forêt vosgienne porte encore aujourd'hui l'empreinte de cette mode. La "ligne bleue des Vosges" doit son nom au fait que tout le massif a été planté à une époque, d'épicéas serrés.
 
Un travail de terrassiers

"Ce terrain n'était vraiment pas prévu pour faire un jardin", reconnaît Thierry Dronet. "Nous avons dû arracher 3000 épicéas, et nous nous sommes rendus compte qu'il n'y avait pas du tout de terre, même pas de quoi semer un sachet de radis. Nous avons donc fait venir 150 camions de terre, ce qui représente plus de 500 tonnes. Ceci nous a permis de créer les volumes, les formes, les courbes et les vallons, en tirant parti du relief, et surtout d'apprivoiser l'eau qui s'échappait. Il y a des endroits du jardin où l'on se retrouve avec 1,50 m de terre, d'autres où il n'y a que 10 cm. Parfois la roche affleure, révélant la qualité du sous-sol. Tout l'espace a été remanié. Il n'y a pas un mètre carré qui soit naturel. Les circulations d'eau sont entièrement artificielles. L'eau était présente partout, puisque c'est un terrain moranique. On la trouvait dès que l'on creusait à 50 ou 60 cm. Elle était incontrôlable ; passait là où elle voulait se frayer un chemin. Il y avait des résurgences sporadiques. Des partiesde gazon ont été complétement arrachées. C'est un combat perpétuel. Il a fallu 7 ou 8 ans pour l'apprivoiser. L'étang existant - les granitiers avaient besoin de beaucoup d'eau pour refroidir leurs outils- était comblé. Il a été agrandi, puis une autre pièce d'eau a été créée pour qu'il n'y ait plus de débordements. Nous avons aussi réalisé des petits départs de ruisseaux. En cas de gros orages, je vais -dit Thierry- déplacer quelques pierres. Nous vivons en symbiose avec la nature, nous essayons de nous entendre au mieux avec elle".
 
Rosiers plantés à la barre à mine

"Quant à la terre" ajoute Thierry passionné, "l'équipement qui, à l'époque, curait les fossés en plaine, nous en a fourni une bonne partie. De la bonne terre en décomposition à laquelle nous avons ajouté 50t de vase de l'étang.

Cela a fait un bon mélange et permis de créer un jardin infiniment varié de par la diversité du sol, des conditions de culture et de l'orientation. De toute façon, ici, quand on veut planter un rosier, on ne part pas sans la barre à mine !

Mais c'est ce qui donne son caractère à ce jardin. Nous aurions pu faire un jardin en Normandie, ou dans une région plus clémente, mais ce sont ces difficultés qui nous ont obligés à une création et à une adaptation intégrale.

Malgré la dominante acide, nous avons tout de même des plantes endémiques réputées pousser sur terrain calcaire. Je pense que nous avons des filons calcaires en sous-sol".
 
La passion qui donne des ailes

La surface actuellement cultivée par Thierry et Monique est de 7000 à 8000 m², mais ils pensent traiter la surface totale d'ici huit ans, parce qu'ils ne sont que deux. D'ailleurs, ils agrandissent chaque année par tel ou tel coin différent des précedents. Leur courage leur attire des sympathies, tel ce curé âgé et collectionneur de plantes de montagne depuis 40 ans qui, sentant ses forces l'abandonner un peu, leur a offert toutes les plantes de son jardin, qu'ils se sont empressés de transférer dans la toute nouvelle rocaille de Berchigranges.
Histoire de s'amuser, ils ont aussi récemment créé la Chaussée des Géantes. Il s'agit de tout un ensemble inspiré de l'Irlande, reproduit avec des piquets d'acacias plantés debout et qui composent une sorte d'énorme rocaille de bois, au milieu de laquelle circule un chemin creux. Le but est d'y planter des variétés géantes "dont on pourra voir le dessous des jupons en se promenant" dit Thierry avec humour.
Parmi les nouveautés, il faut encore signaler la Chambre des Dames, jardin octogonal ceint d'une charmille, elle aussi octogonale, et parquetée de briques et de bois. C'est un lieu de repos fait pour se délecter des plantes à parfum anciennes.
 
Quatre mains

"Ce qui nous reste à faire maintenant", ajoute Monique, "c'est le dessert. Le plus dur est fait. Nous allons laisser une partie en sous-bois, car ils sont magnifiques ici. Il y a beaucoup de Molinia, de Luzula de Festuca. Ce jardin est un puzzle. Nous avons dix projets en cours. Si jusqu'à présent, nous avons joué avec l'eau, maintenant nous allons travailler avec les minéraux, le soleil et des végétaux qui ne poussent habituellement pas ici". Depuis 17 ans, Monique collectionne patiemment les plantes. Horticultrice de formation, elle se passionne pour le monde végétal. Elle a accumulé les simples plantes qu'elle ramasse sur le bord du sentier et rassemblé tout ce qu'elle a trouvé au cours de ses voyages. Son jardin est une vraie pépinière. Et d'ajouter avec un air enjoué teinté de malice : "Thierry et moi, nous nous sommes rencontrés il y a six ans. Lui paysagiste a dédié ses connaissances à l'architecture du paysage, au rythme des volumes. Quant à moi, j'ai apporté dans la corbeille de la mariée quelques milliers de plantes, et le don très féminin d'assortir les végétaux par leurs couleurs, leurs formes, leurs floraisons. C'est pourquoi, les gens qui viennent ici croient qu'ils sont dans un jardin ancien. Si quelqu'un devait acquérir autant de plantes, il y engloutirait une fortune. Cela nous a été possible, parce que nous possédions déjà ces végétaux. Cela représente un travail de fourmi et des années de recherches. On peut dire que le jardin est jeune, mais il est la résultante de deux fois quinze ans de travail avec les compétances de deux personnes, plus quatre années de travail intensif du couple. A vrai dire, Berchigranges est un jardin de couple. Si j'avais été seule devant la tâche, poursuit Monique, je n'aurais jamais fait le jardin comme il est aujourd'hui. Si Thierry l'avait réalisé seul, il l'aurait sûrement conçu autrement. C'est un tableau fait à quatre mains. Ce qui est formidable, c'est la complémentarité. Les choses sont différentes, selon que c'est un homme, une femmeou un couple qui est le maître d'oeuvre.
 
Un jardin de caractère

Lorsqu'on parcourt le jardin, on se rend compte très vite qu'il s'agit d'un véritable tour de force. Cela représente des jours et des jours à plancher sur les catalogues des pépiniéristes. Avoir rassemblé autant de plantes diverses en si peu de temps tient de la magie ou tout au moins d'une excellente organisation et connaissance de chaque espèce. Les collections nationales de primevères et d'oeillets, grandes spécialités de Monique, sont époustouflantes. On est séduit par ce côté cottage anglais au beau milieu des Vosges, à 650m d'altitude.
On est émerveillé par cet écrin rassemblant autant de plantes rares, de collections parfois anciennes ou venant de l'autre bout du monde, que ce soit de l'Himalaya ou des dunes irlandaises, côtoyant des plantes sauvages patiemment acclimatées. Le tout forme un joyeux fouillis, organisé pour créer des scènes au charme infini, allant de la pergola de roses au jardin alpin, aux ruisseaux au potager et aux nombreux coins de repos.
Comme dans tout jardin anglais qui se respecte, le "Jardin de Cottage" de Berchigranges est sillonné par des allées de gazon. "Il y a vingt heures de tonte et de taille des bordures par semaine" explique Thierry. "Ce qui fait le plus rire les visiteurs, c'est de nous voir courir après la tondeuse à cause du relief. Il est impossible d'utiliser une tondeuse auto-portée. Ici je connais tous les cailloux, tous les écueils par coeur. C'est un jardin qui s'est moulé au terrain et non un terrain qui a été adapté au jardin, et c'est pourquoi il a ce caractère. C'est un jardin patience."
 
Contre vents et...neige

Autre casse tête. L'hiver ici est très rigoureux et arrive tojours soit trop tôt soit trop tard. Il peut y avoir des pointes à moins quinze ou moins vingt d'octobre à décembre. La neige ne s'annonce pas avant janvier/février. Entre-temps, les plantes ont subi de grands froids, sans être protégées par leur manteau de neige. Il arrive que la neige persiste jusqu'en avril, ce qui gène énormément Monique et Thierry dans leur activité commerciale de vente de plants. "Les clients arrivent d'Epinal avec leurs petits escarpins aux pieds (quand encore ils arrivent à monter par la route verglacée). Quand ils parviennent ici, ils sont tous déçus d'apprendre que nous n'avons rien à leur vendre parce que tout est encore recouvert de neige. Cela s'est encore passé l'année dernière" ajoute Monique qui reconnaît que si la neige n'est pas toujours un avantage, les conditions climatiques des Vosges permettent l'adaptation des plantes d'altitude, et en particulier des Corydalis, des primevères japonaises, des Meconopsis betonicifolia qui adorent recevoir la rosée sur leurs feuilles le matin. La condensation est importante pour ces plantes qui ne se contentent pas de l'eau apportée aux racines. Elle a même essayé de planter un Meconopsis dans la rocaille sèche, c'est à dire au soleil et dans un sol très drainé - tout le contraire de ce que veut la fleur - et il est magnifique grâce uniquement à la fraîcheur et à la rosée matinale".
 
Découvertes

"Il faut bien que nous ayons des consolations" renchérit Monique. "Ici, en moyenne montagne, nous pouvons faire pousser des plantes de plaine et des plantes d'altitude. Nous faisons venir des plantes d'en bas et des plantes d'en haut, et les faisons se rencontrer. C'est ce qui rend ce jardin intéressant, parce que, justement, on peut tester plein de choses. Non content d'avoir ce sous-sol, cet apport de terre multiple et divers, ces alternances d'ombre et de soleil, ces zones humides ou drainées, la situation géogaphique de moyenne montagne nous permet d'avoir un jardin d'expérimentation fabuleux, et on n'a pas fini de découvrir des choses. Nous avons fait une expérience avec le Mertensia maritima, une plante des dunes qui nous avait été offerte par un ami breton. Eh bien, ici, non seulement elle se plaît, mais elle se ressème, prolifère depuis trois ans et conserve même son goût d'huître iodée. Elle est à la place d'honneur dans notre potager, parmi les rangs des salades. Et pour en revenir à l'hiver, on n'a pas le temps de s'ennuyer. Entre l'élaboration du catalogue et les 80 camions de terre que nous avons remuées cette année, nous n'avons pas besoin de faire de jogging. Les conditions extrèmes de climat sont à la fois un inconvénient et un avantage. Quand nous arrivons à Saint-Jean-de-Beauregard au printemps, avec nos plants minuscules par rapport à ceux des collègues de plaine ou du Midi, nous faisons triste mine. Par contre nombre de nos clients ont constaté que nos plants, élevés à la dure, sont plus résistants que ceux des autres. Ils viennent nous les acheter pour cette qualité. Nous ne pouvons pas pousser nos plantes, ou alors il nous faudrait un tunnel chauffé, et ce serait ruineux."